Le Monde

Repaire de CONSPIRATEURS.

Dans l'aisne, en terroir champenois, six amis amoureux de spiritueux ont investi une ancienne usine qu'ils ont baptisée La Conspiration. Au sein de cet espace de 9000 mètres carrés, ils peaufinent du gin et des alcools blancs artisanaux, fruits de leurs expérimentations.

Texte Laure GASPAROTTO

Photos Mickaël VIS

 

CONSPIRER AFIN DE "S'INSPIRER ENSEMBLE" exige un lieu à l'écart des regards. C’est précisément dans un tel site qu'est née en 2022 La Conspiration, une nouvelle marque de spiritueux artisanaux. Parmi les six compères a l'origine de cette petite production, c'est Jérôme Lefèvre qui a réussi à la dénicher : une ancienne usine d'échelles, immense et abandonnée, juste séparée de la Marne par un chemin de halage qui n'est quasiment plus emprunté.

Sur l'autre rive, seuls quelques arpents de vignes silencieuses regardent l'ancienne bâtisse construite du temps d'Eiffel, comme le pont qui les sépare. Dans cet espace industriel - murs de brique rouge, hauteur vertigineuse et lumière du jour venue des verrières insérées dans la charpente en fer du toit - furent fabriquées à partir du XIX siècle des milliers d'échelles à destination de Paris : échelles en bois simples, doubles, à coulisse, transformables, mais aussi des niches pour chien, des trépieds, des brouettes...
Tout ce matériel a désormais disparu pour laisser place à un vide plein de résonances, un espace de 9 000 mètres carrés ouvert à tous les rêves. Seule à son côté s'active encore une menuiserie. C'est qu'il faut de la place pour créer. Et, quand on est parisiens comme les « Conspirateurs » - c'est ainsi qu'ils se surnomment -, on dit oui à ce luxe accessible ici. Jérôme Lefevre est le « local » de la bande, celui qui a grandi à Château-Thierry, le seul initié à cette Champagne méconnue pour connaître les indices menant à un tel endroit. Les autres sont des citadins avec des profits différents, allant du comptable au graphiste. Mais ce qui les réunit depuis trente ans, « c'est qu'ils aiment boire des coups ensemble, jusqu’à avoir voulu produire leurs propres spiritueux».
D’où la création de La Conspiration, avec pour objectif de distiller des alcools d'expérimentation. Le site est mitoyen d'une gare : il faut juste cinq minutes à pied entre leur repaire et le quai de la gare de Nogent-l'Artaud, où, à la minute 13 de chaque heure de la journée, un train s'arrête pour arriver gare de l'Est, à Paris, une heure plus tard. « On a été charmés par le lieu, spacieux, même s’il était plus grand que ce que nous avions prévu », raconte Nicolas Ledoux, qui est un peu le moteur du projet. « On le conçoit comme une galerie d'art, dans laquelle on crée, mais aussi un endroit où l’on pourra plus tard accueillir du public pour des dégustations ou des concerts. »

En attendant, la distillerie représente pour chacun d'eux une soupape de liberté, en plus de leur métier. L'histoire de La Conspiration repose sur une amitié de longue date, celle de Nicolas Ledoux, donc, ancien architecte, plasticien et maintenant graphiste a la tête d'une agence de conseil et de design (ABM Studio), et de Jérôme Lefevre, ex-critique d'art, fan de musique répétitive et de métal, devenu vigneron en Champagne à la tête de son propre domaine. Quatre autres amis se sont greffés à leurs retrouvailles autour de belles bouteilles. « Notre approche est résolument bio et vigneronne, sinon les spiritueux de La Conspiration n'auraient pas de sens », argumente Jérôme Lefèvre, casquette sur la tête. L'intention artistique est là aussi.
Dans l'immense distillerie, c'est devant un œil dessiné au crayon noir aux lignes franches que les deux petits alambics en cuivre tout neufs sont posés l'un à côté de l'autre. Emblème de La Conspiration, cet œil est apposé à la main à l'aide d'un tampon sur l’étiquette de chaque bouteille produite. Pour le moment, l'endroit, animé par des outils simples et des gestes traditionnels, est rempli essentiellement de notes invisibles, de parfums puissants de pin, de céréales, de fruits, de brioche, au gré des expériences, des essais et de la production de gins de terroir, à base de raisins de Champagne et de genièvre, de fines ou d'alcool de malts.
C’était l’idée première : produire du gin à base de raisin (du meunier, du chardonnay et du pinot noir). Avant de produire du whisky. « J’utilise très peu d'ingrédients pour le gin. Tout part du raisin en deuxième récolte après les vendanges. J'ai aussi mis de la pomme dans le gin. A chaque fois que j'ai eu une idée de recette, j'en ai parlé. J’ai mis une vraie brioche dans le gin, par exemple, parce qu'elle rappelle le chardonnay. C'est pour cela qu'il me fallait un alambic basique, et non à colonne », explique Jerome Lefevre, qui pratique deux distillations. Progressivement, il a réduit la quantité de genièvre, qui marquait le goût, pour augmenter la proportion de raisins. Quant à son alcool de malts, déjà commercialisé, il s'agit d'un alcool blanc qui ne peut pas s'appeler whisky, car it n'a pas été élevé pendant trois ans. Cet alcool d'expérimentation fait la fierté de Nicolas Ledoux. Tous les choix des « Conspirateurs » se résument à viser l'essentiel : « La simplicité nous guide, et c'est la raison pour laquelle nous n'utilisons pas d'intrants et le moins de technologie possible. »

La démarche est à leur image, née d'une discipline de l'espace, vaste, où chacun est à sa place, avec son domaine d'expertise, sans hiérarchie, sans subordination, de manière très horizontale. C'est dans ce lieu rêvé où tout est encore possible, car si peu habité, que le partage et la communauté sont cultivés. Pas de grande production envisagée : seules 5 000 bouteilles ont été produites la première année, en 2022. Puis ce sera sans doute 10 000, mais guère plus. « On voulait commencer petit à petit. On s'est renseignés, on a suivi un stage de distillation, on s'est fait notre idée, l’engagement nous a dévorés et on s'est lancés », résume Nicolas Ledoux. Pendant que l'un partait sur l’île d'Islay, en Ecosse, un autre s’est rendu pour la même quête en Bretagne, dans la distillerie Moby Dick, à Plogoff, un autre encore est parti jusqu'en Espagne pour commander leurs alambics. Deux modèles que les amis ont choisis ensemble, à la silhouette orientale, évoquant les origines arabes du mot « alcool ». L'attente a duré six mois avant qu'ils parviennent jusqu’en Champagne, dans le grand nid qui les attendait.

Le spiritueux de La Conspiration a beau naître dans un instrument rudimentaire, il produit un alcool très fin. « En réalité, comme notre matériel, on est faussement bourrins, plutôt des grands sensibles », plaisante Nicolas Ledoux. Jérôme Lefèvre, aux manettes de la distillation, souhaite élaborer du vin et des alcools comme il joue de la guitare, rapidement, avec des sons contemporains, telle une musique minimaliste de Steve Reich. Il distille de même, avec le moins d'outils possible. Autour de lui, l’espace fait résonner son travail. A l’intérieur de la distillerie, dans un coin, se dresse une petite cabane en bois, qui fait office de labo, salon et bureau, un coin où il fait un peu plus chaud pour que ses doigts restent agiles pour tamponner et empaqueter les bouteilles les unes après les autres.

Les premiers flacons ont commencé à être commercialisés cette année. La distribution bénéficie du réseau de commercialisation des champagnes de Jérôme Lefèvre. L'export s'emballe déjà avec des commandes du Japon, de la Corée du Sud, de l'Italie et bientôt des États-Unis. « Cet engouement est assez émouvant et nous sommes fiers d’exporter notre lieu de cette façon-là. Nos gins terroirs, qui dépendent des raisins que nous avons et choisissons, prouvent qu'ils sont une alternative séduisante aux gins d'épices », s'enthousiasme Nicolas Ledoux. Le pas de côté que se sont autorisés les amis est récompensé par cette reconnaissance précoce mais spontanée. Leur envie frondeuse, qui se traduit dans un premier temps par leur lieu austère des bords de Marne, se sublime dans la précision et la finesse de leurs spiritueux. Comme le résume Jérôme Lefèvre : « L'alcool est un art qui accompagne la digression et l’enchantement, et nous sommes heureux de perpétuer cet héritage à notre manière ».